Le Maroc face à ses enfants numériques
Hicham TOUATI
Longtemps cantonnée aux espaces numériques où elle façonnait ses rêves, ses colères et ses espoirs, la jeunesse marocaine née avec Internet fait aujourd’hui irruption dans le réel. Les samedi 27, dimanche 28 et lundi 29 septembre, des milliers de jeunes, souvent sans étiquette politique mais profondément engagés, ont investi les rues de plusieurs villes marocaines pour réclamer justice sociale, dignité et visibilité. Derrière leurs slogans se dessine une génération qui refuse d’être spectatrice, une génération qui, en se levant, interpelle à la fois la société et le pouvoir.
Par sa discrétion apparente, ce mouvement semblait presque imperceptible: quelques messages sur Discord, des publications furtives sur Instagram, des convocations tardives à des rassemblements. Et pourtant, au cours de ces trois journées, le virtuel s’est liquéfié dans les rues de Rabat, Casablanca, Tanger, Tétouan: la Génération Z marocaine s’est manifestée, au sens le plus tangible et le plus audacieux du terme.
La force de cette jeunesse ne réside pas dans des banderoles imposantes ni dans des organisations robustes. Elle est apparue dans la simplicité des pancartes faites maison, dans la spontanéité des voix juvéniles, dans l’émotion épurée de jeunes gens qui, pour quelques instants, cessent de naviguer dans l’écran pour venir habiter l’espace public. Ils ont porté un message sobre mais exigeant : éducation de qualité, services de santé accessibles, justice sociale, respect et dignité.
Ceux qui pensaient qu’ils resteraient confinés au virtuel se sont trompés. Mais le gouvernement et les institutions, y compris les partis politiques traditionnellement chargés de canaliser les colères, n’étaient pas prêts à cette irruption. L’absence de relais institutionnels, partis, syndicats, associations, ne signale pas un vide, mais un tournant : ces jeunes refusent d’être cooptés ou récupérés. Ils veulent exprimer par eux-mêmes, avec leurs codes, leurs formes, leur temporalité. Et dès lors, la réponse institutionnelle est apparue comme un défi.
Le traitement de cette mobilisation a été double : d’un côté, une mise en scène de l’ordre, avec un déploiement sécuritaire visible, barrages, contrôles, dissuasions, des interventions rapides pour empêcher les rassemblements, des arrestations, parfois arbitraires, de jeunes manifestants. De l’autre, un discours de légitimation du faire-valoir du maintien de l’ordre. On évoqua « des appels orchestrés par des entités inconnues », « le non respect des procédures légales pour manifester », « les risques pour la stabilité publique ». La communication officielle, relayée dans certains journaux et via des annonces institutionnelles, soulignait la nécessité de préserver la sécurité, sans pour autant livrer une réponse politique à la souffrance que les manifestants exprimaient.
Au cœur de cette tension, quelques voix se sont élevées. Le journaliste Tawfiq BOUACHRINE a évoqué une forme de colère collective sacrifiée sur l’autel de l’indifférence. Il relata, par exemple, l’arrestation d’un jeune dénommé Rabâa, appréhendé avec sa petite fille dans les bras, image qui a circulé massivement sur les réseaux et bouleversé les consciences. Le chroniqueur Omar CHERKAOUI a souligné que tout « droit de réaction est acceptable dans les limites de la légitimité », mais a critiqué certains débordements, notamment lorsqu’ils empiètent sur la sécurité des passants, tel qu’un rassemblement sur l’autoroute, qu’il juge inadmissible.
L’ancien président du gouvernement et figure emblématique du Parti de la Justice et du Développement, Abdelilah BENKIRANE, de son côté, s’est adressé à ceux qu’il appelle les « plaignants du pouvoir » : il a rappelé que le malaise était ancien et que si l’on ne prend pas garde, cette vague de protestation pourrait emporter davantage que des vitrines. Toutefois, il a aussi tacitement admis que les politiques de ces dernières années, en particulier en matière de jeunesse, n’ont pas tenu leurs promesses.
Une lecture plus neutre, celle d’un expert sécuritaire, a justifié l’intervention des forces publiques comme une exigence pour préserver l’ordre et la sécurité collective. Il a insisté sur le fait que certaines interventions (contrôles, éloignements, vérifications d’identité) relevaient de protocoles légaux, que les dispositifs ont été déployés avec retenue, sans usage généralisé de moyens extrêmes, et que les manifestants refusant de se disperser pouvaient être soumis à des procédures judiciaires. Le communiqué du parquet de Casablanca est allé plus loin, annonçant l’arrestation d’un individu accusé d’avoir reposté des vidéos de manifestations étrangères pour les faire passer pour des scènes nationales, dans une stratégie de manipulation, ce qui a alimenté le débat sur les frontières entre expression citoyenne et manipulation numérique.
Cette confrontation entre un mouvement fragmentaire et un appareil étatique structuré expose la distance qui sépare les deux mondes. Pour la jeune génération, le constat est amer : l’espace démocratique paraît verrouillé, les canaux de médiation qui étaient censés les représenter sont disqualifiés, et la violence du silence a remplacé celle de la tribune. Pour les institutions, la perte du contrôle symbolique de l’expression publique interroge la légitimité plus que la sécurité.
Mais quel que soit l’angle sous lequel on aborde cet épisode, une chose est déjà claire : ce n’est pas un simple incident de la chronique sociale. C’est un moment de vérité. Le Maroc est confronté à un défi profond de renouvellement politique et de réinvention du lien social. Si l’on veut que l’avenir ne soit pas un conflit larvé entre générations, il faut désormais reconnaître ce geste d’existence, entendre ses ambivalences, accepter sa contagion comme une alerte.
Car, après tout, c’est dans ces instants de fragilité qu’une société révèle son courage, soit en imaginant des ponts, soit en refusant de les bâtir. Et la jeunesse qui marchait ces 27 et 28 et 29 septembre n’a pas crié à la révolte ; elle a murmuré son désir d’une place. Le pays saura-t-il répondre autrement que par l’ordre ?