Le projet éthique d’Albert Camus Camus dans Conférences et discours (désormais CD)
Adil LOUCHKLI
L’éthique représente sans conteste le domaine le plus sensible de la réflexion et de l’agir puisqu’elle se situe au confluent même de l’objectivation et de la subjectivation de l’être humain par l’être humain. Fondée sur le caractère volontaire de l’action, mais dépendant de son actualisation, elle se révèle d’abord une réponse au questionnement sur la nature humaine, sa condition comme ses exigences interrelationnelles. La primauté du bien, le désaveu du mal, les définitions qui se rapportent à ces notions selon les époques ou les sociétés, les sanctions qui accompagnent les entorses faites au code moral, tout cela s’appuie sur une certaine idée que l’on se fait de la place de l’être humain dans le monde, avec ses semblables. La plupart des théories éthiques supposent donc que chacun exerce librement sa volonté lorsqu’il choisit le bien, ce qui fait que cette liberté se trouve conditionnelle au respect d’un certain code de valeurs.
Dans tous ses écrits et toutes ses prises de parole, Albert Camus est à la fois profondément sensible à l’existence d’une morale et critique à l’égard de cette notion. Il en rejette quelques définitions engluées dans le formalisme ou le dogmatisme abstrait. Le mot « morale » s’est toujours chargé progressivement de qualifiants susceptibles de lui conférer un sens péjoratif dicté par un ordre supérieur, souverain, à la légitimité discutable La remise en question de Dieu à l’époque moderne et les écrits des philosophes tels que Friedrich Nietzsche, que Camus appréciait grandement, ont achevé de déprécier cette notion. Ce sont notamment ces attributs négatifs et ce changement de paradigme (du divin à l’humain) dont Camus tient compte quand il repousse une certaine signification du mot « morale ». En outre, l’histoire contemporaine marquée par des guerres dévastatrices, des parricides, des génocides et des oppressions massives ne peut que l’impacter au sens qu’il s’aligne dans ses conférences et ses discours à la relativisation des ambitions morales de l’être humain. Penseur né de l’indigence, témoin et patient d’une misère absolue, Albert Camus use de l’écriture et de la parole telles des armes qui viennent en renfort pour sonner le glas à une Europe et à un monde démunis du sens de l’humain et à une humanité capable de se conscientiser, mais fragilisée par une appartenance à des contextes socioculturels toujours parcellaires. Camus signale dans une causerie adressée aux roumains en l’an 1945 :
«À peine sortie des nuits de l’oppression, l’Europe est forcée de reconnaître sa solidarité. Nous savons maintenant que tout ce qui menace la liberté roumaine menace la liberté française et qu’inversement tout ce qui frappe un Français atteint en même temps les hommes libres de Roumanie. Nous savons que nous nous sauverons ensemble, avec tous les autres peuples de l’Europe, ou que nous périrons ensemble. Et cela est bien. Ce que nous n’avons pas su faire dans les jours où l’intelligence était libre et heureuse, nous le ferons peut-être après toutes ces années où elle fut insultée et désespérée » (CD, 1945, p.32)
Notre quête de l’éthique chez Camus dans Conférences et discours permet de dire que l’auteur de L’étranger forge son projet éthique à travers un positionnement intellectuel qui situe l’être humain au centre d’une réflexion morale et qui vise à mettre en perspective ou à défendre des valeurs pouvant renforcer la reconnaissance de l’Autre en chacun de nous. De ce fait, l’humanisme véhiculé par les discours camusiens se base sur la valorisation et la sacralisation de la dignité humaine, et ce par des prises de parole fondées sur l’analyse des réalités quotidiennes. Camus tente de débarrasser l’humanité de la haine et de bâtir une société régie par des valeurs positives :
« Il faut guérir ces cœurs empoisonnés. Et demain, la plus difficile victoire que nous ayons à remporter sur l’ennemi, c’est en nous-mêmes qu’elle doit se livrer, avec cet effort supérieur qui transformera notre appétit de haine en désir de justice. Ne pas céder à la haine, ne rien concéder à la violence, ne pas admettre que nos passions deviennent aveugles.» (CD, 1945. p.28)
Ainsi, l’humanisme présent dans les discours camusiens se veut porteur de valeurs de vérité et de justice valables par tous les êtres humains tout en ayant un souci particulier pour les gens oppressés et opprimés victimes des souffrances infinies. Camus avance dans ce sens que dans le projet éthique et humaniste qu’il prône, même le rôle des écrivains et des artistes doit connaitre une mutation existentielle et humaniste pour redonner sens à une humanité déchirée parce que menacée par le pouvoir d’argent :
« Depuis un siècle environ, nous vivons dans une société qui n’est même pas la société de l’argent (l’argent ou l’or peuvent susciter des passions charnelles), mais celle des symboles abstraits de l’argent. La société des marchands peut se définir comme une société où les choses disparaissent au profit des signes. (…) Une société fondée sur des signes est, dans son essence, une société artificielle où la vérité charnelle de l’homme se trouve mystifiée. On ne s’étonnera pas alors que cette société ait choisi, pour en faire sa religion, une morale de principes formels, et qu’elle écrive les mots de liberté et d’égalité aussi bien sur ses prisons que sur ses temples financiers. Cependant, on ne prostitue pas impunément les mots. La valeur la plus calomniée aujourd’hui est certainement la valeur de liberté. (…) Dès lors, quoi de surprenant si cette société n’a pas demandé à l’art d’être un instrument de libération, mais un exercice sans grande conséquence, et un simple divertissement ? » (CD, 1957, p.345)
Cependant, Camus refuse les limites imposées à la compréhension de l’humanisme. Maurice Weyembergh mentionne que, «Camus n’emploie pas souvent le terme « humanisme », et lorsqu’il l’utilise dans le cinquième cahier de ses Carnets, c’est pour déclarer qu’il trouve son contenu un peu court.[1] »
Il y a donc lieu de regarder de plus près ce que Camus refuse à la conception classique de l’humanisme, telle qu’habituellement ou historiquement définie. A cet égard, Camus pense que toute compréhension de l’humanisme doit nécessairement passer par le refus de Dieu et créer, selon les propos de Maurice Weyembergh, l’humanisme athée. Weyembergh rappelle à ce point l’idée d’une autre opposition entre Camus qui croit en l’existence d’une nature humaine et Sartre qui ne croit qu’en la condition humaine. Il écrit à propos de cette opposition :
« La différence entre la nature humaine et la condition humaine est que la découverte de la première, d’après Camus, est progressive, alors qu’en principe la seconde est présente avec ses limites dès qu’il y a des hommes.[2] »
Certes, l’humanisme se décharge des valeurs déjà révélées dans le dessein d’en créer des nouvelles ayant pour objectif le salut de l’homme par l’homme, mais l’interrogation de Camus à ce sujet, semble graduelle et grave, en ce sens qu’il se refuse à proposer une finalité aux valeurs qui ne ferait que marquer l’opposition entre « une condition humaine placée sous l’égide de Dieu et une condition humaine placée sous une liberté non contextuelle.[3] » Camus refuse toute liberté non contextuelle et illimitée, une telle liberté conduit, selon ses propos, à la naissances des puissances et des tyrannies :
« La liberté sans limites, seuls les tyrans peuvent l’exercer (…). La liberté a toujours eu pour limite la liberté des autres. (…). Une liberté qui ne comporterait que des droits ne serait pas une liberté, ce serait une toute-puissance, ce serait une tyrannie. Une liberté qui comporte aussi des droits et des devoirs est une liberté qui a un contenu et qui peut se vivre. Le reste, la liberté sans limites, ne se vit pas ou se vit aux dépens de la mort des autres, à la limite. La liberté limitée est la seule chose qui fasse vivre en même temps celui qui l’exerce et ceux en faveur desquels elle s’exerce. » (CD, 1955, p.241)
L’analyse d’Arnaud Corbic éclaire l’interprétation que Camus se fit de l’humanisme. En effet, selon ce spécialiste de Camus, l’auteur de L’Homme révolté ne s’est pas dit athée seulement pour endosser l’étiquette à la mode chez plusieurs intellectuels de l’époque, mais s’est interrogé d’abord sur son sentiment de la présence de Dieu au sein de ses propres expériences. Et ne croyant pas en Dieu mais ne pouvant argumenter contre son existence, Camus se serait donc d’abord positionné comme agnostique. Toutefois, une telle position ne pouvait satisfaire Camus à cause de la neutralité qui s’y rattache.
Arnaud Corbic croit donc que :
« Camus est conséquent dans son agnosticisme et il sait que, dans la pratique, du fait que l’on est engagé – […] -, la question de Dieu ne peut rester en suspens. Il sait que, dans l’action, on ne peut rester dans l’indécision et la neutralité. Il faut donc nécessairement choisir et parier pour ou contre Dieu, c’est-à-dire vivre comme si Dieu existait ou n’existait pas. [4]»
Camus prône un humanisme ou les droits et les devoirs sont en relation synergique et équilibrée étant donné que les libertés individuelles et collectives sont toujours tributaires d’un univers où tout le monde fait son devoir sans oppression ni dédain. Rien que pour cela, Camus considère que :
« Les droits de l’homme sont des valeurs que nous avons à défendre, mais non si ces droits signifient la négation des devoirs. Et inversement. Les devoirs de l’homme que l’on nous vante à l’Est ne sont pas des devoirs que nous accepterons s’ils signifient la négation de tout ce qui constitue le droit de l’homme à être ce qu’il est. Il me semble alors que nous pourrions définir, dans cette direction, des formules sociales où cette espèce d’équilibre, difficile à maintenir, sera réalisé, étant bien entendu que l’équilibre en question ne peut pas être par définition un confort. Aujourd’hui, on dit d’un homme « c’est un homme équilibré » avec une nuance de dédain. » (CD, 1955, p.224)
Il appert que Camus avant même de construire sa conception de l’humanisme a refusé, quant à la problématique de la reconnaissance ou non de Dieu dans le système valoriel et axiologique, de rester sur un avis brouillé ou confus. Cette position montre que toute la création littéraire ou philosophique de Camus est une quête d’une conception de l’homme à travers les variations sociales et politiques qu’il a détectées tout au long de ses expériences quotidiennes et qui ont, dans certaine mesure, étayé son choix de traiter de l’absurde et de la révolte dans un monde où Dieu pourrait être absent.
Mais l’humanisme à propos duquel Camus semble critique est surtout cette grande révolution culturelle née avec l’avènement de la Renaissance et qui a considéré l’homme européen comme un citoyen toujours en mesure d’assimiler un savoir sans limites, capable aussi de faire de son monde un lieu de culture, de partage et de liberté. En revanche, l’Europe du XXe siècle, n’a pas réussi à tenir les promesses de la Renaissance, il s’agit d’une société déchirée par les guerres et les souffrances qui ne respecte en aucun cas les exigences humanistes, rationnelles et morales nécessaires au fondement d’un monde meilleur. Camus ne voit plus dans cette Europe que le lieu de souffrance et des massacres alors qu’elle avait eu l’opportunité d’être celui de l’humanisme. De ce fait, il y a eu comme une distance, une défiance à l’égard du mot et de ce qu’il désigne.
Il est vrai que le terme humanisme a pris différents sens selon l’angle du discours qui s’en réclamait. Et c’est encore le cas aujourd’hui. Dans un texte consacré au problème de l’accueil humaniste des étrangers, Marie Gaille-Nikodimov retrace l’historique du courant humaniste depuis la Renaissance et fait voir comment il se heurte toujours au problème concret des droits de l’homme, lorsque ces droits semblent mettre en opposition la conception que s’en font les citoyens de la terre d’accueil et celle que voudraient défendre les nouveaux arrivants. Elle définit l’humanisme comme la théorie qui fait de l’homme en tant qu’espèce l’origine et la fin des droits déclarés et institués[5]. Cette définition, plus générale que celle que nous avons précédemment présentée, met toutefois en perspective le concept d’homme sur lequel Camus s’est souvent prononcé, à défaut d’avoir admis explicitement son lien avec l’humanisme. Non seulement a-t-il écrit en faveur des hommes, particulièrement des plus démunis, mais il fut aussi souvent invité à débattre de la condition humaine et il s’est toujours posé en défenseur des droits de chacun tout en faisant voir à quel point l’époque (entendre ici l’histoire) met en péril l’exercice, voire l’existence, de ces droits. Pour en donner un exemple, nous faisons ici appel à une intervention de Camus à une table ronde de « Civilisation », organisée par la revue Chemins du monde en octobre 1946. Parmi les questions débattues, on demanda ce qui pouvait et devait être sauvé après la Deuxième Guerre. Camus répond ceci :
« Si nous posons le problème de l’individu, en supposant que nous sachions ce que c’est, il faut poser catégoriquement : « Quel est le destin de l’individu ? » Nous savons tous et nous avons tous senti obscurément qu’il va être tué. […] : est-ce que nous pensons que l’individu est quelque chose qui doit être sauvé ? Ou est-ce que nous ne voulons pas ?... Il se peut que le faisceau de valeurs que constitue l’individu paraisse à certains esprits quelque chose de périmé et d’inutile à sauver. Dans ce cas, il n’y a à attendre que la fin de l’histoire. Si nous voulons le sauver, il se pose deux questions. Premièrement : Quels sont les principes de faiblesse qui dans l’individu aujourd’hui le poussent à être sacrifié un jour ou l’autre ? Et, deuxièmement, quels sont les faits extérieurs, historiques ou idéologiques, qui menacent cet individu et le sacrifieront un jour ou l’autre ? » (CD, 1946, p.71)
Cette réponse, mise en relation avec la définition de l’humanisme que donne Marie Gaille-Nikodimov, permet de cibler la grande préoccupation de Camus : l’homme, qui est au cœur de tout, se trouve dépendant de conditions extérieures (politiques) qui peuvent broyer son existence et qu’il semble accepter parce que rien dans son époque ne lui permet plus d’espérer quoi que ce soit d’autre. Pour que des droits soient reconnus et institués, il importe donc de faire valoir l’importance de valeurs authentiques. Les hommes les plus faibles, pour reprendre le terme employé dans la réponse de Camus, ne peuvent le faire sans aide extérieure. Quel rôle Camus s’emploie-t-il à tenir pour être l’un de ceux qui croient que l’individu n’est pas une notion périmée ? Nous considérons que c’est par le témoignage qu’il pourra le mieux rendre compte du bien-fondé des droits, des menaces qui pèsent sur les hommes plus faibles et des actions possibles pour repousser le plus loin possible le sacrifice attendu qu’est la mort.
De ce fait, les implications humanistes de l'individualisme camusien que nous venons de tirer au clair déterminent un versant essentiel de la pensée de Camus. L'autre versant que nous nous proposons d'explorer, est celui d'une visée éthique sous-jacente qui aimante et reconfigure l'horizon pratique du discours camusien sur la modernité. En effet, l'auteur de L’Homme révolté, tout au long de ses discours, ne cesse de réaffirmer de manière puissante le telos de la vie en l'associant à la réalisation individuelle du bonheur. S'il est vrai que cette tension éthique ne vise en aucun cas le souverain bien, il n'en demeure pas moins que Camus tente de répondre, à sa manière, bien loin de tout esprit de chapelle, à la difficile question de la vie bonne. Sa méfiance à l'égard de la morale ascétique, qui nie la vie, le poussera à formuler cette question en termes purement éthiques. Une telle approche a le mérite d'éclairer la constitution d’un soi éthique sous un autre jour comme l’affirme Paul RICOEUR :
« Concernant le contenu, la « vie bonne est, pour chacun, la nébuleuse d'idéaux et de rêves d'accomplissement au regard de laquelle une vie est tenue pour plus ou moins accomplie ou inaccomplie. C'est le plan du temps perdu et du temps retrouvé. En ce sens, c'est le « en vue de quoi» tendent ces actions (...). Dans un langage moderne, nous dirions que c'est dans un travail incessant d'interprétation de l'action et de soi même que se poursuit la recherche d'adéquation entre ce qui me paraît le meilleur pour l'ensemble de notre vie et les choix préférentiels qui gouvernent nos pratiques. Entre notre visée de la « vie bonne » et nos choix particuliers, se dessine une sorte de cercle herméneutique.[6]»
[1] Maurice Weyembergh, Dictionnaire d’Albert Camus, «Humanisme», Bouquets, Paris, 2010 p. 402.
[2] Ibid, p.403
[3] Ibid
[4] Arnaud Corbic, L’humanisme athée de Camus, Études, Paris, 2003/9, tome 399, p.228-229.
[5] Marie Gaille-Nikodimov, Un monde commun, Éditions CNRS EDS, paris, 2023, p.55
[6] Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990, p.210
Biographie de l'auteur
Adil LOUCHKLI-Docteur en littérature française, francophone et comparée.-Inspecteur pédagogique de français au lycée.-Personne ressource auprès de l'UNICEF dans le domaine des CVC.-Expert international en conception des dispositifs de formation, des référentiels de mise à niveau linguistique et en ingénierie pédagogique.
Auteur de plusieurs articles et de plusieurs ouvrages publiés au Maroc et à l’étranger.