La littérature de jeunesse en contexte scolaire marocain : Quête de légitimation, transposition et didacticité

La littérature de jeunesse en contexte scolaire marocain : Quête de légitimation, transposition et didacticité

Adil LOUCHKLI
 
Introduction
 
Risquons d’emblée une hypothèse : la littérature de jeunesse serait un secteur en voie de légitimation par l’institution scolaire, même si le processus de canonisation est relativement récent au Maroc. Cette hypothèse s’appuie sur plusieurs constats : l’émergence, quoique tardive, d’une communauté universitaire spécialisée en littérature de jeunesse, la création de centres de recherches et de masters spécialisés ayant opté pour le même objet d’étude, et une abondante production éditoriale légitimée ou en voie de l’être, avec des auteurs maghrébins de renom tels que Tahar Ben Jelloun et Drissi Chraïbi y ayant pris part. Un large lectorat commence à se constituer, représentant un marché proliférant. Bien que cette production demeure largement orientée vers les pratiques privées de lecture, l’institution scolaire se trouve en principe explicitement chargée d’en prendre le relais, confortée en cela par l’affirmation extra-muros qui ne laisse poindre aucun doute de la littérature de jeunesse comme dimension nécessaire et essentielle de la formation socioculturelle des élèves.
 
Légitimation institutionnelle et enjeux curriculaires
 
Il va sans dire que la littérature de jeunesse, comme toute production culturelle et artistique, s’inscrit dans une évolution idéologique, économique et esthétique que l’institution scolaire doit pouvoir prendre en compte et analyser objectivement. Depuis le curriculum de 2002 consigné dans le Livre Blanc, à travers lequel les concepteurs ont conféré un statut majoré à la littérature dans l’école marocaine, on retrouve des traces officielles de l’enseignement de la littérature de jeunesse, quoique à l’état diffus, dans les différents programmes du lycée et du collège (par exemple, Vendredi ou la vie sauvage de Michel Tournier, L’Enfant et la rivière d’Henri Bosco, La Planète des singes de Pierre Boulle, et Sans Famille d’Hector Malot).
 
Cependant, si l’institution reconnaît la légitimité de cette démarche, elle tarde à lui en donner les moyens : équipements, dotations et formation des enseignants sont les clés d’une véritable politique qui permettra aux élèves d’accéder au stade de pouvoir lire. Malgré ces lacunes, les choix institutionnels présentent des signes encourageants qui confirment la fonction « canonisante » du genre de la littérature de jeunesse. Comme Pierre Bourdieu le souligne dans Les Règles de l'art, l'institution joue un rôle crucial dans la canonisation des œuvres littéraires, et la littérature de jeunesse ne fait pas exception à cette règle.
 
Raisons sociologiques et littéraires de la réorientation curriculaire
 
Deux raisons principales motivent cette réorientation curriculaire. Sociologiquement, la littérature de jeunesse tente de niveler par le bas et de répondre aux clivages culturels liés aux modèles éducatifs des différents groupes sociaux. La massification galopante dicte également ces choix.
Littérairement, ce genre répond aux besoins de l’éducabilité de l’élève marocain, qui émet de plus en plus un discours critique sur une école jugée incapable de développer le plaisir de la lecture. Philippe Meirieu, dans son ouvrage L’École ou la guerre civile, argue que l'inclusion de la littérature de jeunesse dans les curricula peut jouer un rôle de médiation culturelle essentielle pour les élèves, en particulier dans un contexte de massification scolaire.
 
Problématiques de légitimation et questionnements pédagogiques
 
La légitimation de la littérature de jeunesse par l’institution scolaire pose des interrogations problématiques à l’institution littéraire. Il s’agit d’interroger le sens de l’évolution à géométrie multiple du genre et d’en témoigner dans les domaines de la recherche, de la critique, de la formation, de la médiation et de l’offre de lecture, de l’école à l’université marocaines. Les ouvrages théoriques nous informent que la littérature de jeunesse s’est développée à partir de détournements et d’adaptations opérés par les éditeurs et pédagogues-auteurs de textes initialement non destinés spécifiquement aux enfants, comme Robinson Crusoé de Daniel Defoe. Aujourd’hui, la création pour la jeunesse est davantage identifiable, mais la frontière entre les domaines demeure poreuse. En effet, comme le souligne Jean Perrot dans La Littérature de jeunesse pour l’éducation, les enfants peuvent « braconner » dans la bibliothèque des adultes, et l’inverse est encore plus vrai, car ce sont eux les prescripteurs, les acheteurs et souvent les médiateurs. Auteurs, illustrateurs et éditeurs le savent bien et s’en accommodent très bien, offrant ainsi une double adresse dans leurs œuvres.
 
Clarifications poétiques et enjeux didactiques
 
Au-delà de l’historiographie du genre, une problématique poétique exige des clarifications : l’indétermination générique de cette production est difficile à intégrer dans un contexte scolaire habitué à la systématicité, aux taxinomies et aux grilles de lecture. L’affichage fréquent de procédés d’intertextualité et d’hypertextualité conduit à conjuguer activité de projection d’identification et prise en compte des fonctionnements de la littérature. Cette interaction forte des apprentissages culturels et linguistiques pose deux problèmes majeurs : faut-il instrumentaliser les textes littéraires au risque de les vider de leur intérêt culturel, ou au contraire les esthétiser au risque de séparer radicalement le littéraire et l’ordinaire ? Cette question rejoint celle posée par Roland Barthes dans Le Plaisir du texte, où il explore les tensions entre la jouissance littéraire et les exigences pédagogiques.
 
Intégration et médiation de la littérature de jeunesse
 
La littérature de jeunesse, en tant que champ de recherche, requiert une approche interdisciplinaire et une collaboration étroite entre les chercheurs, les enseignants et les médiateurs culturels. La transposition didactique de ces œuvres doit être pensée en termes de pratiques pédagogiques innovantes, permettant de développer chez les élèves des compétences de lecture critique et créative. Comme le souligne Yves Citton dans L’Avenir des Humanités, il est crucial de revaloriser la dimension esthétique et expérientielle des textes littéraires, tout en tenant compte des enjeux sociaux et politiques de leur enseignement.
 
Conclusion et perspectives
 
En tentant d’ordonner un paysage encore informe de la littérature de jeunesse, nous nous confrontons à des questions de cadrage : spécificité de la littérature de jeunesse, relations entre littérature de jeunesse et littérature pour adultes, reprogrammation de l’enseignement de la lecture littéraire, pratiques d’enseignement-apprentissage de la littérature de jeunesse, réception et lecture des œuvres par les élèves, et exploitation de cette littérature pour l’acquisition de ressources linguistiques et discursives. Afin d’apporter des éléments de réponse concrets, notre article propose, dans un prolongement ultérieur, des repères historiques, une réflexion sur la généricité propre à la littérature de jeunesse et une clarification des enjeux pratiques que cela induit. Un va-et-vient entre théorisation conceptuelle et gestes pratiques, moyennant des questionnaires destinés à cette fin, rendra la tâche plus aisée car on aura sondé les représentations des enseignants, les difficultés du terrain et les propositions de formation. Le dépouillement, l’analyse et l’interprétation des différents résultats statistiques seraient à la base, dans une perspective scientifique, de modularisations concrètes d’une série d’œuvres appartenant au panthéon de la littérature de jeunesse et de la proposition de quelques formes de didacticité et d’évaluation. Ce n’est qu’en empruntant cette perspective que nous nous estimerons capables de décréter nécessaire la présence des livres de jeunesse à l’école marocaine.
 
Références
 
- Bourdieu, P. (1992). Les Règles de l’art. Paris : Seuil.
- Meirieu, P. (2004). L’École ou la guerre civile. Paris : Plon.
- Perrot, J. (1999). La Littérature de jeunesse pour l’éducation. Paris : Nathan.
- Barthes, R. (1973). Le Plaisir du texte. Paris : Seuil.
- Citton, Y. (2010). L’Avenir des Humanités. Paris : La Découverte.
- Le Français Aujourd’hui (2005). "La Littérature de jeunesse : repères, enjeux et pratiques", Le Français Aujourd’hui, N°149, pp. 3-20

Biographie de l'auteur

Adil LOUCHKLI, Docteur en littérature française, francophone et comparée.-Inspecteur pédagogique de français au lycée.-Personne ressource auprès de l'UNICEF dans le domaine des CVC.-Expert international en conception des dispositifs de formation, des référentiels de mise à niveau linguistique et en ingénierie pédagogique.
Auteur de plusieurs articles et de plusieurs ouvrages publiés au Maroc et à l’étranger.

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