Le texte littéraire en classe de français. Comment didactiser la dimension axiologique ?
Adil LOUCHKLI
Abstract : Cet article tente d’esquisser la manière avec laquelle l’enseignement de français au Maroc conçoit la dimension valorielle et axiologique. Cet enseignement qui se fait par le truchement des œuvres intégrales et textes littéraires pose énormément de problèmes aux praticiens qui livrés à eux-mêmes et en l’absence d’une formation didactique efficiente essaient d’improviser des didactisations engluées le plus souvent dans des approches fantaisistes et des mises en œuvre hasardeuses. Dans ce cas de figure, notre article propose quelques réflexions et quelques pistes susceptibles de mieux cerner cette problématique.
Mots clés : axiologie, valeur, didactisation, médiation, interculturel
Introduction
L’enseignement de la langue française au cycle secondaire qualifiant se fait, comme c’est indiqué dans les orientations pédagogiques, à travers deux entrées en l’occurrence : l’entrée par les compétences et l’entrée par les valeurs. Si la première entrée fait l’objet de plusieurs recherches en didactique, la deuxième demeure vague dans la mesure où le champ d’investigation s’avère très épineux voire impossible à cerner.
De ce fait, le choix de ce sujet relève surtout de certains soucis liés à cette entrée simple dans son acception mais très complexe dans sa portée culturelle puisqu’elle convoque tous les éléments de l’échelle connexe. Plusieurs interrogations émanant de la situation scolaire dans laquelle plonge l’enseignement de la langue française au lycée marocain président à notre travail, à savoir : Qu'en est-il du statut des valeurs quand nous déplaçons la réflexion en contexte scolaire marocain ? Quelles démarches didactiques adopter face au texte littéraire et ses enjeux axiologiques? Quelles démarches appropriatives mobiliser pour éduquer aux valeurs à travers l’œuvre littéraire ? Quel est le profil culturel de l’apprenant marocain ? Comment l'enseignant va-t-il gérer le versant culturel de ses prestations? Reproduira-t-il les paradigmes sacrés ou les laïcisera-t-il à outrance? Va-t-il enseigner les «bonnes» valeurs et délaisser les «mauvaises»? Comment rapatrier l'apprenant marocain aux valeurs universelles? Quels protocoles de médiation culturelle feraient gagner ce défi passionnant? Est-il possible d’évaluer l’entrée par les valeurs ? Quelles formes évaluatives pourraient satisfaire à la fois le contexte scolaire et le contexte de glocalisation ?
La dimension valorielle et la médiation culturelle :
L’enseignant/éducateur d’aujourd’hui, comme le signale P. Meirieu, «a finalement une chance majeure : celle de ne plus pouvoir s’en remettre à une promesse exogène et de devoir se demander, chaque fois qu’il propose un apprentissage, si ce dernier a un sens pour ses enfants ou ses élèves, si ce qu’il leur propose peut leur donner le goût et la volonté de grandir (…) A quoi bon apprendre ? A quoi bon tenter de comprendre le monde et de se comprendre dans le monde ? Pour devenir un homme, avons-nous l’habitude de répondre. Mais grandir pour devenir un homme n’a rien d’une évidence dans un monde où tant de sollicitations invitent à se recroqueviller dans l’enfance.»[1]
L'enseignant est appelé à être un passeur culturel[2] et à trouver les passerelles didactiques adéquates à même de rapatrier l'apprenant à la sphère de la culture. Il doit être ouvert, accueillant, curieux et capable de dépassionner son rapport à la culture de l'Autre, la déterritorialiser pour la mieux libérer de l'ethnocentre français et fonder sa prestation sur des critères moins marqués culturellement. Il doit percevoir le point de passage entre l’œuvre littéraire et une question plus générale qui serait d'ordre axiologique pour modéliser désormais son intervention didactique en procédant chaque fois au repérage de la ligne d'articulation entre le débat d'interprétation strictement littéraire et l'initiation aux valeurs.
L’enseignement de français au Maroc entre axiologie et valeurs :
Rappelons que le système axiologique marocain est en phase de transition amorcée, il se caractérise par l'oscillation «entre une fierté idyllique et une stigmatisation infondée»[3]. Le marocain puise ses valeurs, pour l'essentiel dans l'Islam, la culture amazighe, la civilisation arabo-musulmane, les us et les coutumes, les traditions communautaires et tribales. Ce référentiel traditionnel cohabite, non sans heurt, avec de nouvelles valeurs émergentes qui ont du mal à s'implanter. Celles-ci sont confortées par un contexte de planétarisation irréversible qui commence à façonner le rapport du marocain aux notions de la famille, de l'identité, de la société et de l'Etat et de l'école.
Cette bipolarité axiologique exprime-t-elle l'amorce d'une modernité à venir ou est-t-elle symptomatique d'une crise de valeurs ? Cette interrogation est d'autant plus légitime que la globalisation culturelle et la standardisation qui l'accompagne sont porteuses de risques réels pour les cultures nationales et locales.
L’enseignement de la langue française au lycée n'est toutefois pas un simple artifice de méthode pour inculquer une valeur, il est plutôt un moyen de déclencher des questionnements, de donner à penser à l'apprenant et de le mettre sur la voie d'une dynamique réflexive, car il est porteur d'un sens qui interpelle sa raison et ses sens et lui offre un point de vue sur le monde. La fable littéraire porte et étaie les valeurs que l'élève va faire éclore dans sa pensée. La prestation de l'enseignant du FLE emprunte une trajectoire socratique qui consiste à répandre un certain esprit remoralisateur, à aider l'élève à penser et à lui faciliter l'initiation aux vertus cardinales. Encore faut-il que l'enseignant soit convaincu de sa responsabilité en la matière et qu'il soit formé en conséquence.
Paul Ricœur, dans ses analyses de «l'identité narrative», met en évidence la capacité qu'offre le récit littéraire de permettre au lecteur de réfléchir aux questions éthiques :
«Dans l'enceinte irréelle de la fiction, nous ne laissons pas d'explorer de nouvelles manières d'évaluer actions et personnages. Les expériences de pensée que nous conduisons dans le grand laboratoire de l'imaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal»[4]
Loin d'être étranger aux actions et aux personnages du récit, l'élève exerce par l'imagination son jugement moral et manichéen à propos des actions et des personnages de la fiction. Le débat axiologique permet à la classe de lecture du corpus littéraire de devenir un lieu de négociation de sens, un lieu d'écoute de soi et de l'autre, un lieu d'intersubjectivité, de tolérance et d'esprit critique toujours en éveil.
C'est bien sûr cet aspect qui nous intéresse ici puisque nous cherchons à montrer comment l’enseignement du français au lycée à travers les œuvres intégrales, porteuses de grandes questions existentielles, déclenche la réflexion et stimule l'élaboration d'idées par le dialogue entre les élèves et ancre les idéaux suprêmes. La littérature est donc un levier essentiel pour interpeller l'élève sur son rapport au monde et à autrui, et s'initier aux valeurs.
Les Orientations Pédagogiques marocaines permettent grossièrement d'explorer cette piste pédagogico-didactique et de légitimer une approche «axiologique» des œuvres littéraires programmées au lycée :
«A l'instar des autres disciplines, le français contribue au développement des valeurs nationales et universelles, telles qu'elles sont énoncées dans les textes de référence officiels. Les propositions pédagogiques retenues prennent en compte cette exigence. Il revient à l'enseignant de mettre en évidence les valeurs véhiculées dans les œuvres étudiés.»[5]
En principe, la lecture des œuvres littéraires crée l'opportunité d'élaborer des jugements éthiques et permet d'interroger les valeurs qui organisent la vie et lui donnent une signification. La fiction littéraire donne bien une image du monde et offre la possibilité de se décentrer pour pouvoir le penser, c'est-à-dire interroger la vie qui y est représentée et les valeurs qu'elle véhicule. Elle permet d'apprendre de l'autre, de s'initier à ses apports culturels et symboliques et d'inventer un espace commun qui relève de l'intelligence stratégique, celle qui se construit sur l'idée de paix.
A partir de ces constats, il devient désormais crucial d'assigner à l'enseignant un rôle dans la réflexion des élèves : il est là pour accompagner ses élèves dans cette interrogation essentielle, non pas leur inculquer des valeurs, mais les aider à les forger et les juger par la seule faculté de leur raison loin de toute posture implosive d’où la nécessité d’un socle didactique et évaluatif clairement défini pour exploiter l’entrée par les valeurs à bon escient .
La littérature n'a jamais manqué de mettre en jeu les grandes valeurs, de montrer comment les choix qui président aux conduites humaines sont difficiles, et comment un personnage n'est jamais à l'abri des contradictions ou des conflits de valeurs qui guettent chacune de ses décisions. La lecture des œuvres littéraires offre l'occasion d'un examen, difficile, de la dialectique entre singularité des situations et universalité des principes. Nous y voyons la possibilité de permettre à l'élève de réfléchir à des questions universelles qui vont contribuer à la formation de son jugement moral et son appropriation de valeurs telles que la liberté, la justice, la tolérance, la solidarité, l'honneur, le sens de la responsabilité, l'espoir…
Conclusion :
La littérature met en scène de manière un imaginaire, fictionnelle le monde et les hommes. Les histoires nous fournissent des mondes possibles. La littérature nous permet d'envisager les dilemmes possibles de notre existence. L'élève va réfléchir imaginairement, au cas singulier, que la fiction met en scène pour qu’il puisse le subsumer sous le mode d’un principe universel.
Ce n'est que de cette manière que nous inscrirons les humanités de l'école marocaine au sein d'un projet global de développement humain centré sur la promotion de l'homme dans son devenir. De cette promotion dépendra la croissance du pays et la construction d'une société dont les idéaux sont inscrits dans le mouvement universel pleinement assumé, sans pour autant perdre de vue la spécificité du génie marocain.
[1] L'ouvrage de Philippe Meirieu, Des enfants et des hommes, littérature et pédagogie, Paris, ESF éditeur 1999, p.130
[2] Ibid
[3] Collectif, Le Maroc possible, p 51
[4] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, coll. « Essais Points », 1990, p.194
[5] Les Orientations Pédagogiques, fascicule diffusé par Le MEN, 2006, p 3
Biographie de l'auteur
Adil LOUCHKLI, Docteur en littérature française, francophone et comparée.-Inspecteur pédagogique de français au lycée.-Personne ressource auprès de l'UNICEF dans le domaine des CVC.-Expert international en conception des dispositifs de formation, des référentiels de mise à niveau linguistique et en ingénierie pédagogique.
Auteur de plusieurs articles et de plusieurs ouvrages publiés au Maroc et à l’étranger.