Agadir entre mémoire plurielle et symboles fondateurs : la controverse autour de la dénomination des espaces publics

Hicham TOUATI
Alors qu’une demande adressée au président du conseil communal d’Agadir, Aziz Akhannouch, propose de renommer certaines avenues en hommage à des figures juives marocaines, la question de la mémoire collective et de la symbolique nationale ressurgit avec acuité. Entre légitimité constitutionnelle, reconnaissance de la diversité identitaire du Royaume et attachement à des figures historiques du nationalisme, le débat soulève des enjeux profonds autour de la cohabitation des récits fondateurs.
À Agadir, au cœur d’un Maroc en pleine redéfinition de son héritage culturel, une requête adressée à Aziz Akhannouch, président du conseil communal de la ville et chef du gouvernement, vient raviver un débat profond sur l’identité nationale, la mémoire collective et le sens que l’on donne aux symboles. Cette lettre, signée par Abdellah El Feryadi, militant amazigh et président de l’« Institut Marocain des Droits de l’Homme », propose de rebaptiser plusieurs infrastructures et avenues de la ville en hommage à des figures juives marocaines, notamment Simon Lévy et Khalifa Ben Malka, en remplacement d’Allal El Fassi et d’Abderrahim Bouaâbid. Si la demande se veut un acte de réhabilitation et de reconnaissance de la diversité marocaine, elle n’est pas sans susciter des remous politiques et émotionnels.
La demande d’Abdellah El Feryadi s’appuie explicitement sur le préambule de la Constitution marocaine de 2011, qui consacre dans un élan d’ouverture et de reconnaissance la pluralité des affluents ayant forgé l’identité marocaine : arabo-islamique, amazighe, saharo-hassanie, mais aussi andalou, africain, méditerranéen… et hébraïque. Il ne s’agit donc pas, dans l’esprit du texte, d’une addition artificielle, mais d’une reconnaissance de droit et de fait d’un pan constitutif de la mémoire nationale.
Dans ce cadre, la proposition de donner le nom de la survivante du séisme de 1960 Orna Baaziz à un musée dédié à la reconstruction d’Agadir, ou celui de la chanteuse Neta Elkayem à un complexe culturel, s’inscrit avec pertinence dans une démarche d’inclusion mémorielle. Il en va de même pour l’évocation de Khalifa Ben Malka, rabbin respecté inhumé à Ihchach, ou encore de Simon Lévy, universitaire, militant anticolonialiste, et fervent défenseur du patrimoine judéo-marocain. Loin d’être des figures périphériques, ces noms sont des témoins d’une histoire plurielle que le Maroc ne cesse de redécouvrir.
Cependant, le cœur de la controverse réside dans le souhait de remplacer deux figures phares du panthéon nationaliste marocain : Allal El Fassi, fondateur du Parti de l’Istiqlal, idéologue de l’indépendance, par Simon Lévy, et Abderrahim Bouaâbid, chef de file de l’Union socialiste des forces populaires et penseur du socialisme marocain, par Khalifa Ben Malka. Ce point précis a suscité une réaction vive de la parlementaire istiqlalienne Khadija Ezzoumi, qui, sur sa page Facebook, a dénoncé ce qu’elle considère comme une atteinte à la mémoire d’un « nom trop grand pour être remplacé par quiconque ».
Il convient ici de distinguer deux registres légitimes, mais parfois contradictoires : d’une part, la volonté de valoriser une mémoire juive marocaine longtemps reléguée à la marge du récit national ; d’autre part, la nécessité de préserver des symboles historiques qui ont fédéré la conscience collective d’un peuple en lutte contre la colonisation. Allal El Fassi et Abderrahim Bouaâbid ne sont pas que des noms sur des plaques de rue : ils incarnent des idéaux, des luttes, des engagements, un legs dont la présence dans l’espace public relève d’un consensus fondateur.
Du côté des militants et héritiers de l’USFP, l’éventualité de voir le nom de Bouaâbid remplacé par celui d’un personnage religieux, aussi respectable soit-il, risque fort de susciter une réaction d’incompréhension, voire de rejet. Car Bouaâbid n’est pas seulement une figure du progressisme marocain : il symbolise, aux yeux de ses partisans, un modèle d’intégrité politique, de rigueur intellectuelle, et d’engagement social. Substituer son nom pourrait être perçu comme un acte de désacralisation idéologique.
Loin de rejeter la proposition dans son ensemble, une approche plus inclusive et respectueuse de la pluralité pourrait consister à donner aux nouvelles artères, institutions culturelles ou équipements publics d’Agadir les noms de ces figures juives marocaines, sans pour autant effacer les noms de ceux qui ont marqué la construction de l’État marocain. Le patrimoine ne se réduit pas à une somme finie où un nom doit céder sa place à un autre ; il peut, au contraire, s’élargir, s’enrichir, s’étendre pour dire une mémoire partagée.
Dans une ville comme Agadir, emblème de reconstruction et de résilience, il serait hautement symbolique d’inscrire la mémoire juive marocaine dans la pierre, sans provoquer un heurt inutile entre les fragments du passé. Honorer Simon Lévy, Khalifa Ben Malka, Orna Baaziz ou Neta Elkayem ne doit pas passer par la négation d’autres figures majeures, mais par l’ouverture de nouveaux espaces porteurs de sens.
La lettre d’Abdellah El Feryadi a le mérite de poser une question essentielle : celle de la reconnaissance effective de toutes les composantes de l’identité marocaine dans l’espace public. Mais pour que cette reconnaissance soit pleinement féconde, elle doit éviter l’écueil de la substitution. Car dans la mémoire des nations, l’ajout est souvent plus porteur de paix que le remplacement. La voie de la sagesse consisterait à construire de nouveaux lieux pour de nouveaux récits, dans un Maroc qui sait se souvenir sans s’effacer.